Les premiers tétrapodes nageaient entre deux eaux
Les premiers tétrapodes du Dévonien supérieur ont longtemps été considérés comme des vertébrés vivant en eau douce par les paléontologues. Toutefois, cette hypothèse ne permettait pas d’expliquer comment, il y a environ 360 millions d’années, ils avaient pu atteindre une répartition mondiale dès le Dévonien supérieur en franchissant les océans : des barrières infranchissables pour les espèces adaptées aux milieux d’eau douce. Cette idée est remise aujourd’hui en question par une équipe de recherche internationale, impliquant des chercheurs lyonnais de l’Université Claude Bernard Lyon 1, du CNRS et de l’ENS Lyon. L’analyse des restes de premiers tétrapodes leur a permis de découvrir que ces derniers avaient vécu dans des eaux saumâtres comme des deltas ou des estuaires. Ces travaux ont été publiés dans la revue Nature le 30 mai 2018.
L’âge des poissons
Le Dévonien (419-359 millions d’années) est une période géologique souvent appelée « l’âge des poissons ». Et pour cause, les seuls vertébrés qui peuplaient alors notre planète vivaient dans des environnements aquatiques. À la fin du Dévonien, apparaissent des espèces dont les membres sont munis de doigts : les tétrapodes. Si ces derniers habitaient encore des environnements aquatiques, les chercheurs ne savaient pas encore dans quelles eaux, salées ou douces, ils nageaient. Afin de répondre à cette question, des chercheurs français* et l’Académie chinoise des sciences, ont développé un nouveau traceur géochimique des milieux de vie et l’ont appliqué à des fossiles des premiers tétrapodes et de leur faune associée, provenant du Groenland et de Chine. Ils ont ainsi démontré que ces tétrapodes vivaient dans des eaux saumâtres, probablement celles de deltas ou d’estuaires.
Quand les isotopes s’en mêlent…
Dans cette étude, les chercheurs ont échantillonné des fossiles de vertébrés provenant de deux gisements du Dévonien supérieur du Groenland et de Chine. Ces fossiles sont des restes de squelettes des premiers tétrapodes ainsi que d’autres espèces de vertébrés dont des os de poissons cuirassés, les placodermes, retrouvés dans les mêmes gisements. Les scientifiques ont ensuite analysé les compositions isotopiques de l’oxygène (18O/16O) et du soufre (34S/32S), c’est-à-dire l’abondance relative entre les isotopes lourds et légers de ces deux éléments contenus dans les restes fossilisés.
Dans l’environnement actuel, l’oxygène des eaux marines et le soufre des ions sulfate sont enrichis en isotopes lourds 18O et 34S par rapport aux eaux douces des continents. Ces eaux sont ingérées par les vertébrés qui y vivent, et le soufre et l’oxygène sont incorporés à l’os lors de sa minéralisation tout en conservant la signature isotopique du milieu d’où ils proviennent. L’analyse isotopique de l’oxygène et du soufre des os d’un vertébré permet donc de déterminer s’il vit en eaux douces ou de mer. Sachant que les rapports isotopiques de l’eau de mer et de l’eau douce ont a priori peu changé depuis le Dévonien, il est donc possible de déduire le milieu de vie des premiers tétrapodes à partir des valeurs isotopiques de leurs os fossilisés.
Une vie entre deux eaux
Les compositions isotopiques du soufre et de l’oxygène des fossiles de poissons et tétrapodes du Groenland et de Chine révèlent un environnement de vie intermédiaire qui indique que ces premiers tétrapodes et leur faune associée vivaient dans des environnements aquatiques où les eaux marines se mélangeaient aux eaux douces, comme des zones deltaïques ou estuariennes. Les premiers tétrapodes étaient donc capables de tolérer une grande gamme de salinités, à l’instar de nombreux poissons actuels vivant dans ces milieux, comme les anguilles ou les saumons, mais également comme le crocodile marin du bassin Indo Pacifique. Le caractère euryhalin de ces premiers tétrapodes a également pu les prédisposer à se réfugier dans certains milieux aquatiques peu impactés lors des nombreuses crises biologiques qui ont marqué la fin du Dévonien. Enfin, cette même propriété leur a peut-être également permis d’envahir par la suite les environnements terrestres avec une grande efficacité à partir des voies fluviales, leur donnant ainsi accès au cœur des continents. L’étude géochimique de leurs descendants du Carbonifère (-359 à -259 millions d’années environ) apportera très certainement des compléments d’information sur les différentes étapes aboutissant à la terrestrialisation des tétrapodes, considérée comme un événement majeur de l’Histoire de la vie.Deux premiers tétrapodes Acanthostega explorant les recoins d'un delta au Dévonien (il y a environ 365 Millions d'années), dans lequel la mer (à l'arrière-plan) envahit les environnements terrestres, se mélangeant aux eaux fluviales (au premier plan). Paléo-reconstitution par l'artiste Mazan. ©Mazan (mazan.dethan@wanadoo.fr; http://www.mazanonline.fr/)
Bibliographie :
Goedert, J., Lécuyer, C., Amiot, R., Arnaud-Godet, F., Wang, X., Cui, L., Cuny, G., Douay, G., Fourel, F., Panczer, G., Simon, L., Steyer, J.-S., Zhu, M., 2018. Euryhaline ecology of early tetrapods revealed by stable isotopes. Nature, le 30 mai 2018.
Notes :
- Isotope : Les isotopes d’un même élément chimique sont des atomes dont le noyau possède un nombre de neutrons différents.
- Euryhalin : Qualifie un organisme capable de supporter les variations importantes de salinité de son milieu aquatique.
*Les laboratoires impliqués sont :
- Laboratoire de géologie de Lyon : Terre, planètes et environnement (LGL-TPE, CNRS/ENS Lyon/Université Claude Bernard Lyon 1) ;
- De la Préhistoire à l’Actuel : culture, environnement et anthropologie (PACEA, CNRS/Université de Bordeaux/Ministère de la Culture) ;
- Laboratoire d’écologie des hydrosystèmes naturels anthropisés (LEHNA, CNRS/Université Claude Bernard Lyon 1/ENTPE) ;
- Centre de recherches sur la paléobiodiversité et les paléoenvironnements (CR2P, CNRS/MNHN/Sorbonne Université) ;
- Institut lumière matière (ILM, CNRS/Université Claude Bernard Lyon 1).